Petite histoire :
C’était un jeudi de l’année 2000, je me promenai dans les rues de Rennes. Je vis cette fenêtre par hasard en levant les yeux. Je me décidai le lendemain même à la prendre en photo, à la garder en mémoire.
Cette fenêtre était insolite, elle avait été murée très discrètement grâce à des pierres identiques à celles du mur mais un intrus restait visible : le balcon.
Je pris la photo mais au même moment, je me rendis compte qu’un homme, complètement ivre, gisait sous la fenêtre. Juste le temps de faire le tour de la place et je vis les pompiers venir le chercher.
En allant développer ma pellicule quelques jours plus tard, je découvrais mon négatif, il était tout blanc. J’avais mal enclenché la pellicule. Première expérimentation ratée. J’étais soulagée.
Depuis, je fais la collection de ces fenêtres étranges. Je ne peux m’empêcher d’observer tous les petits détails intrigants de l’architecture de nos villes, ceux qui viennent se nicher dans les recoins ou que l’on ne prend pas le temps d’observer. Il y a des fenêtres murées dans toutes les villes, elles ont différents rôles, différentes histoires…
Quelques raisons…
A la fin du XVIIIème siècle, les fenêtres et les portes étaient murées pour que leur propriétaire paie moins d’impôts. En effet, chaque ouverture dans l’habitation était taxée.
De nos jours, les raisons sont diverses : certains bâtiments commerciaux, en vente, en attente d’un nouveau propriétaire sont fermés pour éviter les intrusions ; les maisons abandonnées ou squattées sont murées pour en bloquer l’accès, en attendant…
Cela donne des lieux étranges, hors du temps, en suspens.
Des immeubles sont murés en attente de démolition pour empêcher que des gens s’y installent clandestinement ou risquent leur vie dans des bâtisses délabrées.
Une séparation absurde.
Dans tous ces cas, murer des fenêtres et des portes signifie exclure ou empêcher le passage. C’est le témoignage d’une société qui révèle ses absurdités. On voit alors des phénomènes étranges : des fenêtres murées décoratives, conçues directement par l’architecte.
Les architectes utilisent sûrement de nos jours le langage passé pour créer ; mais pourquoi réutiliser des fausses fenêtres volontairement ? Le rôle de l’architecte est-il d’atténuer les « défauts » de nos villes pour qu’ils passent encore plus inaperçus ? Ou de réutiliser ceux-ci pour que l’on n’oublie pas qu’il y a eu une histoire à cet endroit ?
Ils sont peut être là pour nous empêcher d’oublier, un peu comme des mémoriaux aux anonymes de la ville. En effet, nous ne remarquons jamais ces détails qui pourtant montrent que nos villes doivent être plus écoutées. Les fenêtres murées sont le lieu d’une histoire personnelle bien souvent dramatique et que l’on ne veut pas toujours voir…
Celles-ci se trouvent sur tous styles de bâtiment, elles sont souvent en béton mais on en trouve aussi en bois, en brique, en pierre… Elles se fondent alors plus ou moins dans le décor. Parfois la séparation est fabriquée avec la même pierre que les murs et ne reste alors visible de la fenêtre que les traces plus claires de son cadre. En règle générale, le remplissage de la fenêtre est fait en vitesse et les auteurs laissent alors des traces de leur passage : balcons en fer forgé, un ou deux volets laissés à l’abandon, des stores cassés… Ces objets intrus se trouvent alors bloqués entre deux temps, ils sont pris au piège.
Le travail de collection et de photographies.
La collection de photographie que je mène depuis 2000 m’a posé beaucoup de questions sur le thème de la séparation. La photographie est en elle-même une séparation, une coupure franche et irrémédiable de la réalité. C’est une empreinte de lumière qui est tranchée en une fraction de seconde et qui garde pour longtemps une trace de l’instant passé. Lorsque nous prenons des photographies, nous empruntons un instant à la réalité, l’instant de la photographie devient aussi pour nous un souvenir, une histoire, un moment privilégié, une ponctuation du temps.
Le fait de mettre côte à côte ses photographies de lieux différents nous oblige à reconfigurer l’espace et le temps de chaque image, à créer des liens entre celles-ci, à se raconter une histoire. Voilà à quoi sert la collection dans mon travail.
La photographie permet aussi de garder une trace historique de nos architectures actuelles. Elle aide à retracer mentalement le plan de nos villes, à ne pas oublier ces lieux isolés qui ont disparus ou qui ne subsisteront pas. Dans les années 70, deux artistes ont travaillé sur ce principe, Hilla et Bernd Becher ont pris durant vingt ans des clichés de l’architecture industrielle en Europe, puis en Amérique du Nord. À la suite de leur publication (Anonyme Skulpturen. Eine typologie technischer Bauten, 1970), ils ont présenté leurs travaux de manière scientifique et sérielle : hauts-fourneaux, châteaux d’eau, silos, etc. Toutes leurs photographies suivaient un protocole précis qui unifiait la série.
Ici, il s’agit plus d’une collection, c’est-à-dire qu’elle se fait dans le temps au fur et à mesure des hasards et des rencontres. Plusieurs personnes me rapportent des images de fenêtres murées de plusieurs régions voire de plusieurs pays.
Il y a un caractère sociologique à ces photographies, elles permettent d’identifier les « erreurs architecturales » de notre société, de les répertorier pour en comprendre l’ampleur et le fonctionnement.
Un architecte a travaillé récemment sur ce thème dans le livre : « petites agonies urbaines » de Michel Denancé aux Editions « le bec en l’air », 2006.
La séparation et la fenêtre murée.
La fenêtre est un passage entre la sphère privée et la sphère publique, entre l’intérieur et l’extérieur. Elle laisse la possibilité d’une communication entre les deux. Une fenêtre murée nie cette communication, la rejette ; cela enferme l’intérieur sans possibilité de s’échapper, telle une prison.
Quelques dessins de fenêtres murées, le travail de droite est un montage informatique.
Enfermement
Une impression d’enfermement naît de ses photographies, le regard est bloqué par la séparation épaisse et se retrouve frustré de ne pouvoir se laisser traîner naturellement dans l’ouverture qui jadis dévoilait des instants de vie quotidienne. Il n’y a pas de profondeur, le regard ne peut déambuler, il ne lui reste que la surface, les matières et les intrus à découvrir. Notre œil devient alors comme un inspecteur en quête d’indices, il recherche le moindre petit détail qui pourrait lui permettre de se créer une histoire, de sortir de l’enfermement et surtout du vide qu’il créé. Ici on ressent surtout un manque : celui de la vie, du mouvement, de la lumière et pourtant tout indique « qu’il a été » mais qu’il n’est plus.







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